Donc, avant le poème, il faut qu'on fasse
Un coulis sérieux, en guise de préface.
Et quel coulis. Il faut que le menu fretin
De cent petits poissons, recueillis le matin,
Distille avec lenteur sur un feu sans fumée,
Le liquide trésor d'une sauce embaumée;
Là vient se fondre encore, avec discernement,
Tout ce qui doit servir à l'assaisonnement;
Le bouquet de fenouil, le laurier qui pétille,
La poudre de safran, le poivre de Manille,
Le sel, ami de l'homme, et l'onctueux oursin,
Que notre tiède Arenc nourrit dans son bassin.
Quand l'écume frémit sur ce coulis immense,
Et qu'il est cuit à point, le poème commence :
A ce plat phocéen, accompli sans défaut,
Indispensablement, même avant tout, il faut
La rascasse, poisson certes, des plus vulgaires;
Isolé sur un gril on ne l'estime guère;
Mais dans la Bouille-abaisse, aussitôt il répand
De merveilleux parfums dont le succès dépend.
La rascasse nourrie aux crevasses des Syrtes,
Dans les golfes couverts de lauriers et de myrtes,
Ou devant un rocher garni de fleurs de thym,
Apporte leurs parfums aux tables du festin.
Puis les poissons nourris assez loin de la rade
Dans le creux des récifs : le beau rouget, l'orade,
Le Pageot délicat, le saint-pierre odorant,
Gibier de mer suivi par le loup dévorant,
Enfin la galinette, avec ses yeux de bogues;
Et d'autres oubliés par les ichtyologues,
Fins poissons que Neptune, aux feux d'un ciel ardent,
Choisit à la fourchette, et jamais au trident,
Frivoles voyageurs, juges illégitimes,
Fuyez la bouille-abaisse à soixante centimes,
Allez au Château-Vert, commandez un repas,
Dites : " Je veux du bon et ne marchande pas,
Envoyez le plongeur sous ces roches marines,
Dont le divin parfum réjouit mes narines :
Servez-vous de thys grec, du parangre romain,
Sans me dire le prix, nous compterons demain".
Joseph Méry (1798-1866)
Premier petit poème odorant sur ce blog, en hommage à celle confectionnée là-bas, dans le sud, il y a quelques jours. Son fumet est encore dans toutes les mémoires...
Et, il est amusant de constater que la recette n'a pas bougé, depuis des siècles ! Les mêmes espèces de poissons la composent, selon le même ordre et le même timing. Le goût, doit lui aussi être resté pareil. C'est fantastique !
Et c'est la raison pour laquelle nous devons tout faire pour léguer cette richesse qu'est la biodiversité aux générations futures, afin qu'ils puissent, eux aussi, goûter la différence entre une vive, une rascasse et un rouget grondin, et le transmettre, à leur tour, aux générations futures. Plutôt que de se nourrir de surimis, de King fish et de fishsticks sans goût, bourrés d'additifs et de conservants nocifs, issus des multinationales agro-alimentaires.