Le poulet du dimanche...
"LE SAMEDI MATIN, C'EST PANIQUE À LA BASSE-COUR. Quelle poule sera mise au pot le lendemain ?, s'interroge, chaque semaine, la communauté des gallinacés, toujours rancunière envers le bon roi Henri IV. L'heureuse élue perdra définitivement ses illusions, mais les autres ? Les rescapées du plumage fatal, qui regagnent leur nid le clapet en berne et qui vont ressasser chaque jour le même caquet : à qui le tour samedi prochain ? Des observateurs avertis ont noté une montée de la tension dans les poulaillers à l'approche du week-end et, selon des études - qui restent à faire -, on noterait une accélération sensible du rythme cardiaque du poulet de grain dans la nuit du vendredi au samedi. Les plus alarmistes envisagent même une cellule d'assistance psychologique à basse-cour stressée. Voilà où on en est arrivé et ça dure depuis des siècles ! J'aurais pu prendre l'exemple du gigot ou du rosbif, autres vedettes du repas du dimanche en famille.
Ces considérations sur le moral du poulailler à la veille du week-end ne concernent évidemment que la volaille convenablement élevée, celle qui gambade et picore à l'air libre, le temps qu'il faut pour faire de la vraie chair et des vrais os. Le poulet de batterie n'a pas d'angoisses métaphysiques : il n'est qu'un mort-vivant destiné à la broche de rôtisseurs malfaisants où il cuit encore plus vite qu'il a grandi. Et on les voit partir aux devantures le dimanche, sur le coup de midi, les uns derrière les autres, emballés vite fait sitôt rôtis, parfois accompagnés des pommes de terre réglementaires. Une autre escale à la pâtisserie pour le "gâteau du dimanche", une salade épluchée-lavée sous plastique avec un coup de faux balsamique et voilà le repas bâclé. Il suffit de prendre l'apéro en face d'une boucherie-charcuterie pour vérifier l'ampleur des dégâts.
LORSQU'ON ALLAIT MANGER LE POULET CHEZ LA GRAND-MÈRE, c'était une autre histoire. Elle l'avait "réservé" dans le poulailler de la voisine : "Celui-là, tu me le gardes pour le dimanche des Rameaux" et, quelques jours avant, elle venait le chercher vivant. La bête ne pesait jamais moins de 2 kg et elle s'en occupait elle-même, mettant soigneusement de côté les plumes les plus belles pour les oreillers ou les édredons. Le "vidage" des entrailles était le moment le plus délicat et l'on ne manquait pas de rappeler à table le drame de la Toussaint 1953, lorsqu'elle avait crevé le fiel, ce qui avait rendu la viande immangeable. Elle lui attachait les ailes et les cuisses, lui bourrait le "troufignon" de beurre, d'herbes, d'échalote et, aussitôt rentrée de la messe, elle l'enfournait deux bonnes heures en allant le retourner et l'arroser régulièrement.
Suivant la saison, il venait avec des frites ou une jardinière de légumes du potager, précédé par des escargots ou la terrine de lapin et suivi par une charlotte au chocolat ou une tarte aux quetsches. Ce jour-là, on sortait le vin bouché, la vaisselle de Sarreguemines et la goutte avec le café. La découpe était une affaire d'homme et l'apparition du couteau électrique n'y a rien changé. Le poulet bien cuit et doré se laissait faire sans résistance. On mangeait à huit dessus : les ailes pour les femmes, les cuisses pour les hommes et le "blanc" arrosé de bon jus pour les enfants. La grand-mère mettait la carcasse de côté : le lendemain, elle la dépouillerait des moindres parcelles de chair avec la pointe de son petit couteau : "ça me fera ma viande pour le midi." Après ce repas du dimanche, le soir, c'était soupe pour tout le monde et au lit." Succulent article de JP Géné dans Le Monde Magazine de ce week-end.